« Le Centenaire du Dictionnaire »

Arbre – Maison – Jardin – Nature – Ciel !

Marbre – Greffon – Gratin – Aventure – Pastel ?

Macabre – Jargon – Bassin – Confiture – Eternel…

Palabres – Plastron – Levain – Bavure – Carrousel.

Candélabre -Abandon – Alexandrin – Flétrissures – Mortels !?…

Aaahh !… Les mots… Que de mots ! De jolis mots ! 

Encore et encore… Enfouis sous une couverture cartonnée, 

Consignés par centaines de folios. Reliés. Numérotés…

A l’abri dans un gros volume.

Oublié… 

C’était un vague soir d’automne. 
Sur les boulevards, personne. 
Et moi, seule au huitième 
Assise sous ma tabatière, 
La lampe et son rond de lumière 
Sur le cahier ouvert m’éblouissant les yeux.


Depuis des années, (des dizaines d’années), traînait, esseulé,

Sur une tablette dans l’angle obscur d’un grenier envahi de poussières,

Un dictionnaire…

Conservant, taiseux, nuits et journées,

Dans la pénombre de la soupente, sous sa couverture bistrée, 

Ses lignes de vocables reliés contre son dos enluminé et toilé.

Pas un doigt n’avait effleuré, fût-ce du bout de l’ongle,

Depuis très longtemps, sa tranche dorée.

Pas une main, flâneuse, flatteuse, n’était venue, du revers,

Effleurer le volume épais de trois mille sept cent vingt neuf pages

Pourtant assidûment consultées, naguère…


Ces feuillets veloutés et soyeux n’avaient plus connu d’index curieux, 

Affairé, les explorant; avide, les tournant d’un froissement délicieux;
Cherchant le substantif adéquat; son orthographe; ses synonymes.
Tout ses jours et ses nuits avaient goût amer d’une vie homonyme,
Ignoré des scribes et conteurs il restait là, reclus, muselé, retenu;
Traînant parmi les bibelots et babioles ménagères mises au rebut, 

Comme fondu de désespoir sur son bancal dressoir rongé de vers;

Où posé par distraction il se tenait en équilibre et un peu de travers.


Sa vie de glossaire depuis alors s’étiolait, perdant toute essence; 

Les milliers de mots qui le définissaient n’avaient plus existence,
Et s’évaporaient. Dans le vide. N’ayant plus rôle ni fonction ni sens.


Chaque matin, quand dans le clair-obscur sous la charpente,
Par la vitre mate des pluies récentes immiscées aux fientes

Et aux mousses de cornières exhalant senteur désagréable,

La lumière du jour scindait la foule de particules impalpables,
Traversant ces résidus de riens de son mince rayon de clarté,

Les activant en une muette course-poursuite sans les heurter,
Lui, rêvait, à de meilleurs temps où son pauvre exil se romprait.


Rarement, pour ne pas dire jamais car cela n’est point vrai;
Rarement la porte rabattante ouvrant aux escaliers se levait;
Rarement l’ampoule suspendue au fil gris et grêle descendant
Du faîte obscur comme surgissant du néant soudain s’allumait;
Rarement, pour ne pas dire jamais, quelqu’un, enfin, paraissait.


Lors de ces pingres visites son cœur de dictionnaire, ému, s’activait.

Cognait. Anxieux… Impatient de pouvoir de sous sa liseuse cartonnée,
Libérer les mots pour en faire des phrases et dire de lui ce qu’il en est.
Mais pas un ne parvenait à sortir pour développer, expliquer, partager,
Ce qu’avait de désespérant, d’affolant, son statut de lexique claustré

N’ayant place ni utilité; voué à l’abandon en un mutisme solitaire, forcé,
Lui qui de tant de verbes, d’adjectifs et d’articles pouvait se réclamer.


En ces rares occasions où le battant s’ouvrait d’un geste nerveux,

Laissant passage à l’un ou l’une, venu, au hasard, errer en ces lieux

Reprenant espérance, se voulant convaincant, victorieux, il s‘égosillait :

– “Hé ! Pssst ! Par ici ! Hé ! Regardez moi ! Me voilà ! Je suis là…

– « Abandonné depuis toutes ces années, aphone.

– « Ici ne vient jamais personne… 

– « Hé ! Ne partez pas déjà ! Je suis là, plus loin, oui, voilà, vous y êtes… 

– « Tournez vous, je suis posé de guingois sur la sellette…

– « Mais non, mais non, pas par là-bas, vous vous éloignez !

– « Venez ! C’est par ici ! En fin de soupente. Allons, faites un effort !

– « Peut-être pourrais-je vous servir ? Vous être utile encore ?

– « Vous satisfaire de mes vocables ? Vous renseigner ? Vous inspirer ?” 

Mais sa peine, tant éperdue que perdue se perdait en silence qui pas même ne retentit,

Car ses monologue et cris n’étaient qu’exclamations muettes se déroulant en son esprit.

Lexical. 

Et entre ses pages…

Que pour les entendre il eût fallu feuilleter.

En se tournant vers lui.

En consultant son langage.

Mais de tout ces temps écoulés depuis déjà, est-il jamais passé, son message ?


Il n’y comptait pas.

Car jamais.

Car si las… 

Et n’avait nul repère pour archiver les instants s’évadant,
A chaque fois où l’unique ampoule à nouveau s’éteignant,

Le silence sous la charpente se rétablissait pour longtemps.


Alors il pleurait… Et d’entre ces milliers de feuillets,

Les uns les autres serrés dans leur monologue muet,

S’échappait en un flot continu, rythmé, cadencé, 

En un sanglot d’amertume et de chagrins mêlés,

Un long et lent discours de larmes. Versifiées…


C’était un vague soir d’automne 
Sur les boulevards, personne 
Et moi seule au huitième 
Assise sous ma tabatière

La lampe et son rond de lumière 

Sur le cahier s’élargissant,

Me levant, pressée soudain, les emportant. 

Ils me suivirent, clairs, éphémères,

Se mouvant, des ombres esquissant…

Le long du chemin jusqu’à l’échelle au bout d’un interminable couloir

Que je gravis, silencieuse car seule comme coutume de matin à soir,

Puis soulevant la lourde trappe, passant, tête première, dans le grenier,

J’allumais l’ampoule pour y mieux voir un fatras de lézardes du passé,

De souvenirs froissés. Fanés… Et un guéridon vieillot, tristement penché, 

Sur lequel, en porte-à-faux, tel un antique écrin rescapé d’un sinistre, 

Ou un coffret égaré… Ou un volume épais aux allures d’ancien registre.

Ereinté d’attente il s’était assoupi,
Recroquevillé sur ses pages. D’ennui.
Quand subitement, la lumière jaillit !


Une incursion de plus sans dessein ni effet
Sur son sort de lexique solitaire. Condamné.
Ou l’occasion d’enfin partir. D’ici. S’enfuir.

S’éclipser. S’échapper. Briser l’enfermement.

Faire l’impasse sur son sinistre bannissement.

Trompant son chagrin il se berçait de baratins.

Se racontait des évasions. Réinventait son destin. 


Car voici qu’une nouvelle fois, comme de nulle part surgie,
Née d’un miraculeux espoir, jaillissant d’entre les oublis,
Une forme longiligne sur les murs de briques et de crépis
Se dirigeait, courbée sous la potence, résolument vers lui. 

De surprise il s’arrêta, net, de penser. Stupéfait.

Ceci n’étant pas possible… Cela ne se pouvait !

Pour sûr, pris de soliloques, voilà qu’il fantasmait…

Mais la forme s’approchait. Se précisait. Se penchait
Et d’un geste précis, d’une main décidée, le soulevait
De sur la sellette où toutes ces années il croupissait.

Une main s’emparait de lui, comme jadis, le faisait vibrer.

Une main le prenait. L’enveloppait. Et daignait le manipuler. 

Sous le coup de ce bonheur brutal, inattendu, il faillit crier.


Une main sans impatience ni brutalité s’intéressait à lui;
Une main respectueuse et déférente s’informait de lui.
Une main lui semblait-il, au toucher chagrin; en détresse;
Une main vibrante de solitude et empreinte de tristesse
.

Curieux, et à la fois inquiet, il se tenait coi.

Lorsque sa couverture en un crissement attestant des années,
S’ouvrait au frontispice;

Que l’index pointait la dédicace manuscrite autrefois déposée,

Tracées à l’encre d’Or;

Puis descendait plus loin, plus bas dans la page encore, 

Pour enfin s’arrêter, figé, comme interdit, hypnotisé…

Le malheureux dictionnaire, désespéré, se mit à trembler. 


Que se passait-il ? Que signifiait ce recul ?

En quoi aurait-il déplu ? Pourquoi ce scrupule ?

Que signifait cet étonnement ? Cette indécision ?

En quoi consistait ce revirement ? Cette hésitation ?

Sans doute n’était-il pas l’objet que l’on recherchait…

Mais il n’eût loisir d’échafauder de sombres désespoirs; 

Ni ne connut la peur de se retrouver sur son dressoir;

Ni ne se vit dupé d’un canular; ni victime d’une erreur

Ne fut renvoyé d’un geste moins soigneux que tout à l’heure.


Car la main l’emportat dans un sursaut vif. Et adroit.

Il vit s’éteindre la lampe. Entendit se fermer la trappe. 

Suivit les marches raides de l’escalier menant vers le bas 

Sans savoir ni pressentir la nature du fatum qui le happe.

Et d’aboutir sur une table en un vague soir d’automne

Sous une tabatière dans une étroite chambre de bonne

Surplombant des boulevards où ne circulait personne…

 

(Au mitan d’un rond de lumière, au huitième, dans les combles.)

 

Où il fut épousseté sagement avant qu’une plume ardente, d’un trait,

Sans attendre, d’une écriture penchée, ciselée de pleins et de déliés,

Chargée d’encre noire, sur la page de garde, s’appliquait à calligraphier :

“Octobre 1999” 

Juste sous la mention :

Octobre 1899 pour la présente édition.” 

C’est de la sorte que lui fut annoncé son centenaire 
Qu’il avait passé pour moitié de sa vie de dictionnaire 
A se morfondre, baillôné, dans un silencieux grenier.


Alors il riait… Et d’entre ces milliers de feuillets,

Les uns les autres serrés dans leur monologue muet,

S’échappait en un flot continu, rythmé, cadencé, 

En un éclatement de joie et de bonheur mêlés,

Un long et lent discours de charmes. Versifiés…

MandraGaure – Tongrinne – Première Version (même titre) datée d’Août 2000 – Initialement écrit à l’occasion et à l’attention de la fête du Village – Déclamé en la salle communale par l’auteur – Présenté ultérieurement en classes primaires de Sombreffe, Tongrinne, Gembloux, Gentinne, Chastre et à l’occasion du Salon du livre 2001 de Ligny.

Retravaillé entièrement ce jour, 30 juillet 2014, à Marchienne-au-Pont.

Illustration : Jan Vermeulen « Livres et Instruments de Musique » – Beaux-Arts Nantes

Source : « du côté de chez grillon du foyer« 

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