Et qu’enfin justice se fasse…




Composé en 2013, il me revient là devant le nez.
Je l’ajoute à la date du jour.
Peut-être lui sera-t-il accordé audience…




ET QU’ENFIN JUSTICE SE FASSE !




Mais va donc toi !
Car qu’aurais-tu pu me dire que je ne sache déjà ?
Assez il en fut de désolations et de pleurs et d’absences de joies !
Partant, si d’aventure nos chemins proches finalement se croisaient,
Qu’il te souvienne, toutefois, qu’en une autre vie tu me connaissais…
Mais dis-moi ?…
En tes pensées et songeries secrètes, si colères il y a,
N’emporte point ces courroux ni ces biles vers ta destinée au-delà.
Laisse ici tes amertumes et rancunes, tes haines et griefs et venins.
Il n’y aura là pour eux d’espace encore…
Tu les traînaillerais en vain !
Puis, regarde !
La ligne d’horizon t’accueille de ses feux rouges-grenat !
Ne crains-tu d’y être hué, toi le parjure, le tortionnaire, l’apostat ?
Dans ces contrées où demeurent les âmes,
Si tant est qu’elles y tiennent,
Pour sûr,
Il te faudra implorer la clémence de celles qui se souviennent.
Qu’allais-tu préjuger ?
Que les mémoires vives dans la mort expirent ?
Et que de tes forfaits commis il se puisse qu’il n’y ait plus à en dire ?
Mais voyons…
C’est lors du dernier soupir  que s’exhalent les mémoires
Qui te mèneront en vigiles
Jusques aux seuils des immuables désespoirs…
Ah ! Toi qui n’eus point de garde.
Te croyant omnipotent en tes vilenies.
Persistant sans relâche.
Acharné en tes besognes d’odieuses calomnies.
Sans contrition jamais.
T’érigeant en censeur des libertés et bonheurs.
Dédaigneux, tu cheminais,
Écrasant sous tes pas les plus graciles candeurs.
Ne doute de châtiments accrus eu égard à ceux que tu prescrivais alors ;
Et que tu ne connaîtras ni répit ni sursis et seras livré aux cuisants remords.
Car il est d’équité qu’à l’heure où le mécréant se rompt, abdique et trépasse
Sonnent, stridents, les orphéons des innocents… Et qu’enfin justice se fasse !
© – « Et qu’enfin justice se fasse »
In : «Traits en Jets… Recueil en Devenirs»
Vande Voorde ML. Dominique – Le 7 novembre 2013
[Sous licence (CC/BE) – Creative Commons Belgium]

…GAZA…

 

Comment a-t-elle fait pour ne rien entendre ?

Et ne pas voir non plus tous ces nuages noirs…

N’avoir pris garde aux signes ? Les surprendre ?

Pourtant devenus si évidents à l’approche du soir.

Comment a-t- elle pu à ce point se méprendre ?

Et ne pas déceler ces vacarmes l’environnant ;

Ne se souciant, désinvolte, et sans craintes,

Que de sa simple personne, paisible, flânant.

Comment a-t-elle cru être seule dans la plaine ?

Sans s’alarmer des fissures et cratères partout…

De pensées lascives foulant l’herbe en graines,

Ne croyant point, surtout, à l’existence du loup.

C’est soudain, car toujours est soudain le danger

Lors qu’il se dévoile ; qu’elle tombait à genoux

Sous la déflagration surprenante, contiguë, et

Laquelle teintait l’horizon en rouges et roux.

Or que promptement, par silhouettes hâtives,

Une ribambelle d’enfants accourait en hurlant

Tels biches aux abois, trébuchant, puis furtives

Par la main se tirant, avec peine droit se tenant ;

Poursuivis d’une horde, non de bêtes assoiffées;

Ni de monstres; mais d’une horde d’humains

Tenant, CALÉS sous l’aisselle, âprement plaqués,

A leurs flancs, des mitrailleuses… Les gredins !

Comment a-t-elle pu rester là sans ne rien faire ?

Ne parvenant à se lever ni à hurler ou appeler…

Comment n’a-t-elle pu se précipiter, volontaire ;

S’élancer vers ce groupe de mioches éparpillés ?

Ayant entre langue et palais goûts de cendres,

Aux yeux les feux et aux tympans crépitements

D’un incendie allant dans les arbres se répandre

Sur la ligne où les confins s’étiraient. Flamboyant.

Ne parvenant pas même à leur tendre les bras,

A en sauver un seul en le prenant contre soi…

Car douloureuse de repentir, et exsangue déjà,

De son sang se vidait. Se mourait. Je le crois.

MandraGaure

Marchienne au Pont – Ce soir – Entre 21:47 et 24:23

…L’image…

«C’était là-bas que le second bombardement a frappé la plage, ces coups de feu visant apparemment les survivants qui fuyaient le site. Au moment de l’explosion, les journalistes présents sur la terrasse ont crié : «Il n’y a que des enfants !»

(The Guardian: 16 juil 2014)

L’artiste israëlien Amir Schiby a crée une image de

Ahed Atef Bakr

Zakaria Ahed Bakr

Mohamed Ramez Bakr

Ismael Mohamed Bakr

Pour honorer leur tragique et courte vie.

« Le Centenaire du Dictionnaire »

Arbre – Maison – Jardin – Nature – Ciel !

Marbre – Greffon – Gratin – Aventure – Pastel ?

Macabre – Jargon – Bassin – Confiture – Eternel…

Palabres – Plastron – Levain – Bavure – Carrousel.

Candélabre -Abandon – Alexandrin – Flétrissures – Mortels !?…

Aaahh !… Les mots… Que de mots ! De jolis mots ! 

Encore et encore… Enfouis sous une couverture cartonnée, 

Consignés par centaines de folios. Reliés. Numérotés…

A l’abri dans un gros volume.

Oublié… 

C’était un vague soir d’automne. 
Sur les boulevards, personne. 
Et moi, seule au huitième 
Assise sous ma tabatière, 
La lampe et son rond de lumière 
Sur le cahier ouvert m’éblouissant les yeux.


Depuis des années, (des dizaines d’années), traînait, esseulé,

Sur une tablette dans l’angle obscur d’un grenier envahi de poussières,

Un dictionnaire…

Conservant, taiseux, nuits et journées,

Dans la pénombre de la soupente, sous sa couverture bistrée, 

Ses lignes de vocables reliés contre son dos enluminé et toilé.

Pas un doigt n’avait effleuré, fût-ce du bout de l’ongle,

Depuis très longtemps, sa tranche dorée.

Pas une main, flâneuse, flatteuse, n’était venue, du revers,

Effleurer le volume épais de trois mille sept cent vingt neuf pages

Pourtant assidûment consultées, naguère…


Ces feuillets veloutés et soyeux n’avaient plus connu d’index curieux, 

Affairé, les explorant; avide, les tournant d’un froissement délicieux;
Cherchant le substantif adéquat; son orthographe; ses synonymes.
Tout ses jours et ses nuits avaient goût amer d’une vie homonyme,
Ignoré des scribes et conteurs il restait là, reclus, muselé, retenu;
Traînant parmi les bibelots et babioles ménagères mises au rebut, 

Comme fondu de désespoir sur son bancal dressoir rongé de vers;

Où posé par distraction il se tenait en équilibre et un peu de travers.


Sa vie de glossaire depuis alors s’étiolait, perdant toute essence; 

Les milliers de mots qui le définissaient n’avaient plus existence,
Et s’évaporaient. Dans le vide. N’ayant plus rôle ni fonction ni sens.


Chaque matin, quand dans le clair-obscur sous la charpente,
Par la vitre mate des pluies récentes immiscées aux fientes

Et aux mousses de cornières exhalant senteur désagréable,

La lumière du jour scindait la foule de particules impalpables,
Traversant ces résidus de riens de son mince rayon de clarté,

Les activant en une muette course-poursuite sans les heurter,
Lui, rêvait, à de meilleurs temps où son pauvre exil se romprait.


Rarement, pour ne pas dire jamais car cela n’est point vrai;
Rarement la porte rabattante ouvrant aux escaliers se levait;
Rarement l’ampoule suspendue au fil gris et grêle descendant
Du faîte obscur comme surgissant du néant soudain s’allumait;
Rarement, pour ne pas dire jamais, quelqu’un, enfin, paraissait.


Lors de ces pingres visites son cœur de dictionnaire, ému, s’activait.

Cognait. Anxieux… Impatient de pouvoir de sous sa liseuse cartonnée,
Libérer les mots pour en faire des phrases et dire de lui ce qu’il en est.
Mais pas un ne parvenait à sortir pour développer, expliquer, partager,
Ce qu’avait de désespérant, d’affolant, son statut de lexique claustré

N’ayant place ni utilité; voué à l’abandon en un mutisme solitaire, forcé,
Lui qui de tant de verbes, d’adjectifs et d’articles pouvait se réclamer.


En ces rares occasions où le battant s’ouvrait d’un geste nerveux,

Laissant passage à l’un ou l’une, venu, au hasard, errer en ces lieux

Reprenant espérance, se voulant convaincant, victorieux, il s‘égosillait :

– “Hé ! Pssst ! Par ici ! Hé ! Regardez moi ! Me voilà ! Je suis là…

– « Abandonné depuis toutes ces années, aphone.

– « Ici ne vient jamais personne… 

– « Hé ! Ne partez pas déjà ! Je suis là, plus loin, oui, voilà, vous y êtes… 

– « Tournez vous, je suis posé de guingois sur la sellette…

– « Mais non, mais non, pas par là-bas, vous vous éloignez !

– « Venez ! C’est par ici ! En fin de soupente. Allons, faites un effort !

– « Peut-être pourrais-je vous servir ? Vous être utile encore ?

– « Vous satisfaire de mes vocables ? Vous renseigner ? Vous inspirer ?” 

Mais sa peine, tant éperdue que perdue se perdait en silence qui pas même ne retentit,

Car ses monologue et cris n’étaient qu’exclamations muettes se déroulant en son esprit.

Lexical. 

Et entre ses pages…

Que pour les entendre il eût fallu feuilleter.

En se tournant vers lui.

En consultant son langage.

Mais de tout ces temps écoulés depuis déjà, est-il jamais passé, son message ?


Il n’y comptait pas.

Car jamais.

Car si las… 

Et n’avait nul repère pour archiver les instants s’évadant,
A chaque fois où l’unique ampoule à nouveau s’éteignant,

Le silence sous la charpente se rétablissait pour longtemps.


Alors il pleurait… Et d’entre ces milliers de feuillets,

Les uns les autres serrés dans leur monologue muet,

S’échappait en un flot continu, rythmé, cadencé, 

En un sanglot d’amertume et de chagrins mêlés,

Un long et lent discours de larmes. Versifiées…


C’était un vague soir d’automne 
Sur les boulevards, personne 
Et moi seule au huitième 
Assise sous ma tabatière

La lampe et son rond de lumière 

Sur le cahier s’élargissant,

Me levant, pressée soudain, les emportant. 

Ils me suivirent, clairs, éphémères,

Se mouvant, des ombres esquissant…

Le long du chemin jusqu’à l’échelle au bout d’un interminable couloir

Que je gravis, silencieuse car seule comme coutume de matin à soir,

Puis soulevant la lourde trappe, passant, tête première, dans le grenier,

J’allumais l’ampoule pour y mieux voir un fatras de lézardes du passé,

De souvenirs froissés. Fanés… Et un guéridon vieillot, tristement penché, 

Sur lequel, en porte-à-faux, tel un antique écrin rescapé d’un sinistre, 

Ou un coffret égaré… Ou un volume épais aux allures d’ancien registre.

Ereinté d’attente il s’était assoupi,
Recroquevillé sur ses pages. D’ennui.
Quand subitement, la lumière jaillit !


Une incursion de plus sans dessein ni effet
Sur son sort de lexique solitaire. Condamné.
Ou l’occasion d’enfin partir. D’ici. S’enfuir.

S’éclipser. S’échapper. Briser l’enfermement.

Faire l’impasse sur son sinistre bannissement.

Trompant son chagrin il se berçait de baratins.

Se racontait des évasions. Réinventait son destin. 


Car voici qu’une nouvelle fois, comme de nulle part surgie,
Née d’un miraculeux espoir, jaillissant d’entre les oublis,
Une forme longiligne sur les murs de briques et de crépis
Se dirigeait, courbée sous la potence, résolument vers lui. 

De surprise il s’arrêta, net, de penser. Stupéfait.

Ceci n’étant pas possible… Cela ne se pouvait !

Pour sûr, pris de soliloques, voilà qu’il fantasmait…

Mais la forme s’approchait. Se précisait. Se penchait
Et d’un geste précis, d’une main décidée, le soulevait
De sur la sellette où toutes ces années il croupissait.

Une main s’emparait de lui, comme jadis, le faisait vibrer.

Une main le prenait. L’enveloppait. Et daignait le manipuler. 

Sous le coup de ce bonheur brutal, inattendu, il faillit crier.


Une main sans impatience ni brutalité s’intéressait à lui;
Une main respectueuse et déférente s’informait de lui.
Une main lui semblait-il, au toucher chagrin; en détresse;
Une main vibrante de solitude et empreinte de tristesse
.

Curieux, et à la fois inquiet, il se tenait coi.

Lorsque sa couverture en un crissement attestant des années,
S’ouvrait au frontispice;

Que l’index pointait la dédicace manuscrite autrefois déposée,

Tracées à l’encre d’Or;

Puis descendait plus loin, plus bas dans la page encore, 

Pour enfin s’arrêter, figé, comme interdit, hypnotisé…

Le malheureux dictionnaire, désespéré, se mit à trembler. 


Que se passait-il ? Que signifiait ce recul ?

En quoi aurait-il déplu ? Pourquoi ce scrupule ?

Que signifait cet étonnement ? Cette indécision ?

En quoi consistait ce revirement ? Cette hésitation ?

Sans doute n’était-il pas l’objet que l’on recherchait…

Mais il n’eût loisir d’échafauder de sombres désespoirs; 

Ni ne connut la peur de se retrouver sur son dressoir;

Ni ne se vit dupé d’un canular; ni victime d’une erreur

Ne fut renvoyé d’un geste moins soigneux que tout à l’heure.


Car la main l’emportat dans un sursaut vif. Et adroit.

Il vit s’éteindre la lampe. Entendit se fermer la trappe. 

Suivit les marches raides de l’escalier menant vers le bas 

Sans savoir ni pressentir la nature du fatum qui le happe.

Et d’aboutir sur une table en un vague soir d’automne

Sous une tabatière dans une étroite chambre de bonne

Surplombant des boulevards où ne circulait personne…

 

(Au mitan d’un rond de lumière, au huitième, dans les combles.)

 

Où il fut épousseté sagement avant qu’une plume ardente, d’un trait,

Sans attendre, d’une écriture penchée, ciselée de pleins et de déliés,

Chargée d’encre noire, sur la page de garde, s’appliquait à calligraphier :

“Octobre 1999” 

Juste sous la mention :

Octobre 1899 pour la présente édition.” 

C’est de la sorte que lui fut annoncé son centenaire 
Qu’il avait passé pour moitié de sa vie de dictionnaire 
A se morfondre, baillôné, dans un silencieux grenier.


Alors il riait… Et d’entre ces milliers de feuillets,

Les uns les autres serrés dans leur monologue muet,

S’échappait en un flot continu, rythmé, cadencé, 

En un éclatement de joie et de bonheur mêlés,

Un long et lent discours de charmes. Versifiés…

MandraGaure – Tongrinne – Première Version (même titre) datée d’Août 2000 – Initialement écrit à l’occasion et à l’attention de la fête du Village – Déclamé en la salle communale par l’auteur – Présenté ultérieurement en classes primaires de Sombreffe, Tongrinne, Gembloux, Gentinne, Chastre et à l’occasion du Salon du livre 2001 de Ligny.

Retravaillé entièrement ce jour, 30 juillet 2014, à Marchienne-au-Pont.

Illustration : Jan Vermeulen « Livres et Instruments de Musique » – Beaux-Arts Nantes

Source : « du côté de chez grillon du foyer« 

>Marée<

L'EAU, LE SABLE, LA VASE, ...LES MARÉES DE FRISE.

Ne cherche pas, ne cherche plus, laisse, oh laisse la marée se retirer loin aux horizons vers où ton regard ne pourra en percevoir encore ni les lignes ni les signes sur les flots s’évadant ni non plus les ressacs, ces flux de l’âme…

Ne t’arrêtes pas, ne t’arrêtes plus, marche, oh marche jusqu’aux seuils de ta possible destinée et baisse toi vers les sables où traînent les coquillages esseulés sur cette plage désertée que les vagues abandonnaient…

Ne pleure pas, ne pleure plus, essuies tes yeux, oh essuies les tes yeux trop emplis de larmes et tes paupières si brûlantes, incandescentes des feux de douleurs inexprimées car enfin à qui irais-tu les dire si nul ne t’entend ?…

Ne crains pas, ne crains plus, ose vivre, oh vivre par toi-même et grandir sans ne demander rien ni ne te retourner ni ne te museler car enfin lequel de ceux qui te jugent, oui qui de ceux-là eut pu résister comme tu le fis, toi ?…

Ne te retournes pas, ne te retournes plus, avance, oh avance, déterminée, sûre de ton droit d’être, toi, sans plus en doute ne le mettre car il suffit de ces noires marées de sentences et d’inexistence qui te mettaient en danger.

MandraGaure

Image d’un Blog’Ami : http://vuesdunord.skynetblogs.be/archive/2011/05/25/l-eau-le-sable-la-vase-les-marees-de-frise.html

 

 

« Sabine »

–      « Impossible de reculer, j’étais coincée. »

 

–      « Coincée ?… »

 

–     « Coincée oui ! J’avais beau tourner mes pensées dans tous les sens, il n’y avait plus d’issue, il me fallait aller jusqu’à l’écluse et tenter le rattraper. Il était descendu par le chemin de halage, je voyais sa silhouette se profiler en contrebas, le long de l’eau, tandis qu’il courait, et je le suivais à distance, prudente, tâchant de faire le moins de bruit possible. Heureusement ce soir-là j’avais mes bottines de sport aux pieds. Mes semelles ne faisaient pas le moindre son dans les graviers et dès qu’arrivée sur l’asphalte, pour ne pas être vue ni de lui ni des autres restés sur le talus près de la route, je m’étais faufilée dans les broussailles et j’avançais, courbée, silencieuse comme un chat, me frayant un chemin sous les taillis, aidée en cela par le clair de lune qui ce soir-là illuminait le ciel. »

 

–      « Et tu n’avais pas peur d’être rattrapée par les bougnats du d’ssus ? »

 

–     « Non ! Je savais qu’ils resteraient près de la voiture. Ils ne pouvaient la quitter vu que la marchandise s’y trouvait. Ils n’étaient que deux. Le minimum requis pour garder à la fois un œil sur la route et deux mains au volant. Et puis ils ne savaient pas que j’étais là. J’avais laissé la voiture sur le parking de l’échangeur, Vésale m’y attendait, au volant lui aussi et prêt à démarrer dès que j’arriverais, et c’est à pied que j’ai parcouru le bout de route qui me menait jusqu’au lieu de leur rendez-vous. J’ai assisté à toute la curée à laquelle ils le soumettaient pour lui faire cracher le morceau, cachée derrière un semi-remorque qui avait pris résidence là pour la nuit, juste à côté de leur bagnole. J’étais vernie quoi… »

 

Elle gloussait…

 

–      « Puis, tu vois, il fallait que je le rattrape. Il était le seul qui pouvait me dire où la gamine se trouvait. J’en étais persuadée. »

 

–   « Mais qu’allait-il faire à l’écluse lui ? Tu risquais ta vie ! Peut-être avait-il rendez-vous avec d’autres de ses comparses ?»

 

–   « Penses-tu ! Ils venaient de le tabasser ! Il s’était enfui. Et si les biftons attendaient là-haut c’est parce que dans leur idée lui, le fuyard, n’avait pas tant de choix : se noyer dans le canal, se faire repérer et attraper par les vigiles de la centrale ou revenir vers la route où ils l’abattraient. Ils étaient sûrs d’eux. »

 

–      « Mais vraiment ! Quelle histoire… »

 

–     « Tu l’as dit ! Quelle histoire ! Le pire des moments fut celui où, une fois arrivée à hauteur de l’écluse, je l’ai perdu de vue. Et là, j’ai eu peur. Pour de bon. Je n’y voyais rien. Les reflets de la lune sur les mouvements de l’eau m’empêchaient de distinguer vers où il se dirigeait, je craignais qu’il ne se soit caché, qu’il ne me tombe dessus par derrière et plus loin les projecteurs de la centrale m’éblouissaient la vue. Je n’osais sortir sur le halage, trop peur de me faire repérer. Pourtant il fallait avancer… »

 

A ce stade de son récit, Laurence attrapait la longue pince près de l’âtre et se mit à retourner les bûches l’une après l’autre pour raviver les flammes, ce qui provoquait des étincelles crépitant et scintillant dans la pénombre de la pièce.

 

–         « Tu veux encore du thé ? » me demandait-elle, tournant vers moi son visage dont le profil, éclairé par le feu, sortait de l’obscurité, comme incandescent.

 

–         « Merci… » lui dis-je, lui tendant ma tasse. « Et remets-y deux cuillères de ce bon miel si parfumé ! Quel arôme dis-donc ! »

 

–         « Oui… Je l’ai ramené des Cévennes. J’ai un ami apiculteur par là-bas dans les hauteurs. Il arrive que j’y passe quelques jours pour me détendre et oublier toutes ces histoires de trafics et de danger. Là-haut, dans sa ‘cambuse’ comme il l’appelle, j’ai le sentiment que le monde a encore quelqu’espoir de s’en sortir. Les abeilles butinent, libres et joyeuses, et les fleurs touchent les nuages caressées par le soleil… Mais dès que je reviens en métropole, tout enthousiasme, toute confiance en un meilleur futur m’abandonne. La seule chose que je puisse faire c’est m’évertuer à limiter certains dégâts. Tant que possible encore. Car nous sommes loin dans la désespérance et tout aussi loin nous sommes dans les déviances et les délinquances d’autant que les soutiens et les aides officielles se font de plus en plus rares pour nous secourir et attraper ces sales gibiers de potence. Ils finiront, tu verras, par faire la loi…»

 

–         « Tu désespères ? »

 

–         « Parfois oui… »

 

Elle me sourit. Me regardait par-dessus le bord de sa tasse. Puis, après avoir aspiré longuement et lentement une goulée de thé, encerclant de ses deux mains le récipient comme pour se réchauffer ajoutait :

 

–         « Tu veux la suite ? »

 

–         « Bien sûr que je la veux, la suite ! Tu n’imaginais tout de même pas que j’allais m’en priver ! Tu es vivante, tu es là devant moi, sauve… »

 

–         « Pour cette fois encore oui… » souffla-t-elle.

–         « Tu crains ? »

 

–         « Bien sûr je crains ! Ils commencent à me connaître ! Et savent que je ne lâcherais pas le morceau. Ils n’aiment pas que l’on se mêle de leurs affaires et supportent encore moins que l’on puisse imaginer de les empêcher de nuire. Leur business compte plus que tout. Ils ont des comptes à rendre en haut-lieu et des gens à diriger aux étages inférieurs. Sans compter qu’il y a la galette… »

 

D’un geste frileux elle déposait sa tasse sur le coffre servant de table d’appoint et tirant vers elle le châle en laine jeté sur le dossier de son fauteuil s’en recouvrit les épaules avant de poursuivre :

 

–         « Un mêle-tout de mon espèce est pire qu’un grain de sable dans un engrenage de montre. Le jour où ils me coinceront, sois en assuré, ce sera sans pardon… »

 

Il y eût un silence pesant. Pareil à une menace qu’il me fallait rompre. Céans.

 

–         « Alors, cette suite !? »

 

Lui dis-je sur un ton mi sérieux mi enjoué, seule manière me semblait-il de revenir à l’ambiance accorte de tout à l’heure où elle parvenait à me parler sans trop se crisper. Se calant alors le dos contre les coussins colorés dont son siège était garni et allongeant ses jambes vers le feu, elle reprit son récit :

 

–         « Les gardes de la centrale sont venus sur l’esplanade, de l’autre côté du canal, sur la rive, là où se trouvent les quais de déchargement. Ils étaient trois. Accompagnés de deux grands chiens Je voyais leurs ombres se profiler sur le béton, au sol, et les faisceaux de leurs lampes torches balayer les alentours. Manifestement, ils cherchaient quelqu’un. Profitant de cette diversion, et misant sur la prudence que le lascar que je poursuivais devait immanquablement observer pour ne pas tomber entre leurs mains, je sortais des fourrés, toujours courbée, tentant autant que possible de rester cachée et progressant lentement, prudemment, jusqu’au pont. A ce moment de la nuit l’écluse est fermée. Les péniches en amont sont trop loin pour qu’elles puissent gêner, d’ailleurs, la nuit, les bateliers dorment, et en aval il n’y avait aucun bâtiment amarré. De ce côté-là je ne craignais pas d’être vue. Quant aux autres, restés sur la route, près de la voiture, ils ne pouvaient plus me voir puisque le léger coude que prenait le canal vers l’écluse me cachait à leurs regards. Je prenais le risque de m’avancer vers le tablier du pont, décidée à me glisser sous celui-ci en prenant la berge tout près de l’eau. Ainsi je resterais cachée au regard des gardes mais en même temps je pouvais bien observer le passage et voir où se trouvait le gars. Il fallait que je l’attrape et que je lui fasse cracher le morceau. »

 

Elle se redressait dans son fauteuil, mit ses deux coudes sur ses genoux, ramenant ses jambes vers elle, et le menton appuyé sur ses deux poings me regardait d’un air amusé :

 

–         « Mais je n’ai eu ni besoin de l’attraper ni non plus de l’interroger figure toi !… »

 

–         « Ah bon !? »

 

–         « Non ! Parce qu’ils l’ont fait pour moi ! Et je n’ai eu qu’à écouter. Tout simplement. Une chance tu vois. Ce style de chances qui n’arrivent qu’une seule fois dans ces situations là… »

 

–         « Tu me fais marcher ? »

 

–         « Pas du tout ! Attends tu vas comprendre. Donc, m’étant glissée sous le tablier du pont, bien à l’abri de son ombre et roulée en boule sur la berge, j’attendais, me disant qu’il allait bien devoir sortir de quelque part l’animal traqué. Son but n’était certainement pas de passer la nuit sur l’écluse. En plus, les gardes eux, s’ils étaient sortis ce n’était pas pour aller pisser, tu imagines ça. Soudain, un des chiens s’est mis à aboyer. J’ai pris peur, croyant en avoir été découverte, mais point du tout. J’étais trop loin pour qu’il puisse me repérer. Par contraire, son sosie, les deux bêtes se ressemblaient comme des jumeaux, s’était mis à gratter lui le long du parapet fermant le pont là où il aboutit à l’esplanade et les gardes, suivant la bête, trouvèrent l’intrus ! Caché, comme moi, sous le tablier du pont mais de l’autre côté du canal. Pour le reste je n’ai eu qu’à tendre l’oreille. Et imagine-toi que ce que j’ai entendu dépassait de loin ce que je supputais. Pire encore que ce que j’imaginais. »

 

–         « Tu as l’art de faire durer le plaisir hein toi ! Allez, viens-en au fait ! Je n’en peux plus… Je te voyais déjà aux prises avec les crocs des chiens. Maintenant tu m’annonces que ton gibier en faisait les frais ! La suite s’il te plaît, je brûle… »

 

Elle éclatait de rire. De son rire frais et communicatif, tranchant comme du cristal ; de son rire si typique, de ce rire inoubliable qu’avait Laurence pour qui tous les dangers qu’elle bravait représentaient non pas une épreuve mais un défi. Ce rire que tant de fois j’avais entendu retentir dans les couloirs de la préfecture, jadis, quand encore nous avions des bureaux et que nous pouvions travailler au plein jour et sans devoir nous cacher de nos investigations à nos supérieurs.

Ce temps suranné, ce temps dépassé qui pourtant ne datait qu’à peine de dix années. Que de choses avaient changé depuis et combien à présent nous étions dans le danger constant dès lors que nous voulions non seulement faire notre métier d’appliquer la loi du juste mais traquer les malfaisants.

Elle était loin cette époque où nous étions en droit de faire respecter le droit. Aujourd’hui nous étions des maquisards face aux hordes, aux bandes, aux gangs et aux clans faisant régner la terreur, imposant leurs règles et lois, corrompant nos jeunesses, exploitant nos filles, tuant sans vergogne tout qui se mettait en travers de leur chemin.

Et nos élites ? Disparues pour les plus honnêtes et enrôlées parmi eux pour les plus vils. Et nous étions restés là, au milieu du jeu de quilles, quelques-uns d’entre nous ayant décidé de ne pas suivre les serviles ni de courber l’échine ni de rompre nos serments d’apporter notre soutien et notre force aux faibles et aux fragiles, aux innocentes victimes de ce monde devenu une jungle interlope où la loi du plus fort faisait régir la terreur.

Cavaliers seuls, embrigadés de notre volonté et d’une convention qui nous unissait, depuis que ce monde dans lequel nous vivions avait vendu totalement son âme au diable et aux vices, nous avions décidé de mettre en commun nos forces pour lutter là où encore nous le pouvions, espérant que des jours meilleurs reviendraient et qu’en les attendant nous puissions au moins sauver quelques êtres en les retirant des griffes crochues d’un système mafieux où délation et corruption étaient les armes les plus redoutables, hormis la mort qu’ils semaient avec l’abondance propre à ces milieux-là.

 

–         « Aucun des trois gardiens ne soupçonnait ma présence… »

 

Continuait Florence.

 

–         « C’était mon seul avantage mais il était de poids. Tout comme les gars restés près de la voiture ne m’avaient vu descendre vers le halage, aucun des gardes ne m’avait vu me glisser sous le pont et donc ils se croyaient seuls face à l’énergumène et n’avaient aucun scrupule à parler haut et clair. Et j’écoutais, je ne dirais pas tranquille, mais confortablement installée sur la berge, dans l’ombre du pont, leur conversation.»

 

§  « Sors de là mec ! T’es cuit ! »

 

–         « Je pouvais même entrevoir la scène puisqu’ils dirigeaient leurs torches sous le tablier du pont. Je me cachais de mon mieux même si le faisceau lumineux n’atteignait pas la berge opposée. Et en effet, le ‘mec’ était cuit. Comme moi il avait pensé au tablier du pont, comme moi il s’y était abrité, comme moi il aurait pu passer inaperçu… Si ce n’étaient les chiens. »

 

§  « Allez ! Plus vite que ça ! Qu’on te scrute la trombine ! »

 

–         «Et ils la lui scrutaient la trombine que tu n’en as pas idée ! Le tirant de là comme un paquet de linge sale ils l’ont secoué pire qu’une centrifugeuse, l’ont ramené sur l’esplanade aplati comme s’il venait de passer dans la calandreuse et l’ont mis à sécher, couché sur le béton, la botte d’un des gardes coincée sur son cou tandis qu’un deuxième lui tournait le visage sur le côté d’une claque bien placée. »

 

§  « On t’écoute !? »

§  « Je n’ai rien à vous dire ! »

 

–         « Et vlan ! Un coup de botte dans les reins de la part du troisième ! Tandis que les chiens s’étaient couchés, les babines retroussées et le museau de part et d’autre du crâne du bonhomme, à un demi-mètre de son nez. Ambiance ! »

 

§  « On t’écoute copain ! Où est la petite ? »

 

–         « Là, tu imagines ma stupeur Henri !? La petite ! Ces gars-là faisaient partie du manège ! Comble des combles !!! Ils avaient sans doute été alertés par les deux sacs à merde restés sur la route et lui avaient préparé la réception ! La petite ! Sapristi, me dis-je alors, ouvre grand ce qui te sert d’oreilles ma chère, tâche de ne pas en perdre un mot, capte tout dans ta caboche tu n’as pas de quoi écrire, essaye de te faire plus discrète qu’un morpion et dès que possible tire-toi de là vite fait tu pourras peut-être libérer l’enfant avant l’aube. J’avais le cœur qui cognait d’émotion. Le coup d’filet ! Tu penses ! Et sans trop de mal, si tout continuait à se dérouler aussi bien que jusqu’alors. Pas question de me faire repérer. A peine si je respirais. Je n’étais plus qu’un tympan immense, tendu comme une peau de tambour sur lequel chaque mot venait rebondir avant d’aller s’imprimer dans mes neurones aux aguets. Je ne risquais pas d’en oublier un seul. L’enjeu était crucial et l’occasion royale. Je gageais déjà mon déjeuner que j’allais pouvoir leur faire la malle et les laisser rager quand ils découvriraient qu’ils avaient été doublé ! Un coup de maitre.  Et le ‘mec’ a craché ! Du sang, des mots et des dents ! »

 

§  « Alors, l’apôtre !? La petite !? »

 

 

–         « Il a fallu encore quelques coups de botte et quelques claques à l’apôtre pour lui déverrouiller les méninges, mais il a craché je te le dis ! Tout ! Où j’allais pouvoir la trouver, l’enfant, comment il l’y avait menée, depuis combien de temps qu’elle y était et en quel état. Il y avait des moments où j’aurais bien été prêter main forte aux cuistres qui l’essoraient juste par dégoût de ce mufle qui avouait qu’il s’en était servi, de la petite, deux nuits de suite, en attendant le rendez-vous de ce soir. A gerber ! L’ordure ! Mais il a payé et cher !

Une fois que les gardes étaient convaincus qu’il n’avait plus rien à morfler ils ont lâché les chiens qui lui ont littéralement bouffé la face avant que l’un de ses tortionnaires ne lui tire un balle dans la tempe et que, redevenu paquet de linge, mais cette fois pour de bon, ils ont été le balancer dans l’écluse sûrs que le lendemain matin, à l’ouverture, il y serait broyé comme des noix de muscade sur une râpe ! L’eau ferait le reste. Suite à quoi, sans même un regard en arrière ils sont retournés vers la centrale, ont fermé la grille et ont disparus de ma vue. Me restait à alerter Vésale avec mon cellulaire.

Ce que je faisais tout en détalant de ma place, gravissant plus vite que le vent la berge, traversant le chemin de halage à la sauvette, escaladant le talus par les ronces et les fourrés jusqu’à parvenir à hauteur de la route, une bonne jetée plus loin que là où se tenaient les larbins. Vésale m’y attendait déjà et c’est tombeau ouvert que nous sommes partis vers la ville, longeant les quais, nous dirigeant vers les entrepôts. Là, nous n’avons plus trop fait dans le détail. Je connaissais l’emplacement par cœur pour y avoir déjà plusieurs fois été pécher du menu fretin. On s’est servi de la voiture comme d’un bélier, la porte du hangar où se trouvait la gamine nous l’avons défoncée, j’ai couru comme une dératée vers le dock où j’ai trouvé la petite, ligotée et bâillonnée jetée au fond d’un trou aménagé dans un des coins de l’entrepôt. Entretemps Vésale avait retourné le véhicule, qui ne payait plus de mine mais qui roulait encore, je me suis jetée sur la banquette arrière, Vésale avait ouvert la portière, et tenant fermement l’enfant contre moi je m’affalais contre le dossier, le cœur battant tout autant de rage et de peur que de joie.

Arrivés sur les quais il était grand temps de disparaître, au fond près des cales je voyais arriver la limousine des deux salopards. Pour sûr que s’ils avaient eu mèche d’avoir été devancé ils nous auraient fait la chasse mais sans doute que dans leur certitude à être les seuls à savoir où aller cueillir leur proie ils n’ont pas pris garde à l’arrière de notre voiture qui mettait les gaz et disparaissait dans les premières lueurs d’une aurore sale et grisaillant se levant péniblement au travers d’un brouillard cotonneux. Sauvée la petite !!! Vivante et sauvée ! »

 

–         « Et où est-elle maintenant ? »

 

–         « En Suisse ! Le jour même je l’ai confiée à Hildegarde qui a pris soin de la laver, la restaurer et la faire dormir. Elle a aussi vu un médecin. Elle n’était pas trop amochée, par chance, mais tout de même il a fallu faire les nécessaires examens vu qu’elle avait été abusée à maintes reprises. Ensuite, dans la soirée, elle a été conduite au champ d’aviation de Tournes. Et hop ! Ni vu ni connu, la voilà en Suisse chez les Grignard qui vont s’en occuper jusqu’à guérison. La maman partira demain ! »

 

–         « Super Laurence ! Du beau travail ! Un enfant de plus arraché à leur griffe. Tu crois qu’ils l’avaient droguée ? »

 

–         « Sans nul doute ! Hildegarde m’a fait savoir que la gamine avait les yeux hagards et le médecin a retrouvé un taux important d’héroïne dans ses urines. Sans doute qu’ils la préparaient pour le marché ! Bande de fumiers !… »

 

Après cette exclamation de révolte, Laurence fit silence. Je respectais un temps de recueillement moi aussi. Au bout d’un moment elle se levait, allait vers le feu et s’asseyait devant, en tailleur, avant de lever vers moi son visage dans lequel ses yeux, noirs de colère et de chagrin, faisaient peine à voir.

 

–         « Nous n’y arriverons jamais n’est-ce pas Henri ? »

 

–         « Nous n’arriverons jamais à quoi Laurence ? »

 

–         « A exterminer tous ces rats ! A sauver toutes ces gamines et tous ces gamins dont ils font des loques, des choses, des objets dont ils se servent avant de les vendre à des pourris ventrus et dégueulasses qui les épuisent de vice et de maltraitances avant de les achever d’une balle dans la nuque, par noyade ou par pendaison ! Pas vrai que nous n’y arriverons jamais !? »

 

Sous l’impression d’une douleur et d’un sentiment d’impuissance exacerbés la voix de Laurence montait aux aigus, presque hystérique.

 

–         « Dis-moi Henri, dis-moi que nous n’y arriverons jamais ! Je le sais ! Je sais que nous sommes impuissants ! Je sais qu’ils seront les plus forts ! Je sais qu’ils gagneront ! »

 

Enfin, exténuée après cette tirade de détresse, Laurence éclatait en sanglots.

–         « Chaque enfant sauvé Laurence, chaque complot déjoué, chaque cargaison de drogue détournée est une victoire et tu le sais ! Notre but n’est pas l’utopie. Nous savons que nous avons à faire à forte partie. Mais chaque fois que nous parvenons à déjouer leurs plans, chaque fois que nous rendons à une mère son enfant, nous avons sauvé une vie, et cela seul compte. Nous ne pouvons en faire plus mais jamais nous n’en ferons moins. »

 

–         « Jusqu’à notre mort… » soufflait Laurence au travers de ses larmes.

 

–         « Jusqu’à notre mort oui. Sachant que d’autres alors, comme nous, continuerons notre œuvre. Car la relève est assurée et tu le sais cela aussi. De plus en plus de jeunes s’insurgent et entrent en clandestinité. Un jour viendra où le monde retrouvera sa morale, son droit et le respect dû à l’humanité. »

 

–         « Allons-nous coucher Henri. »

 

Me dit Laurence, un rien apaisée, en se levant.

 

–         « J’ai fait préparer ta chambre Celle que tu occupes d’habitude. Demain tu me raconteras ton expédition dans le quartier de la Roche Rouge ? Vésale m’a dit que tu l’as échappé belle par là-bas ?… »

 

Mettant mon bras autour des épaules de Laurence nous nous dirigions vers l’escalier et tout en montant les marches une par une, côte à côte l’un contre l’autre serrés en frères de guerre que nous sommes, je lui répondais :

 

–         « Je l’ai échappé belle oui, en effet. Les « Bwognes » sont des durs à cuire, rusés et vigilants. Je te raconterais. Demain au déjeuner. Promis. »

Arrivés devant la porte de sa chambre je lui déposais un baiser sur le front et prenant son menton dans ma main droite, l’obligeant à me regarder droit dans les yeux lui dis :

 

–         « Dors bien Laurence. Prends du repos. Tu l’as grandement mérité. Et pense à la petite Sabine. Tu peux connaître son prénom à présent que la voilà sauvée. Pense à Sabine… Elle est à l’abri. Demain sa maman pourra la serrer dans ses bras. Grâce à toi. Et à Vésale. Endors-toi en pensant à leur joie.»

 

Une fois rentrée dans sa chambre et sa porte fermée j’allais lentement vers la mienne. Ouvrant la porte me revenait en mémoire la crise de désespoir de Laurence suite à son récit. Je soupirais.

 

–         « Combien de temps allons-nous pouvoir tenir encore dans cette guerre des nerfs que nous livrent ces tortionnaires sévissant partout autour de nous ?… »

 

J’allais à la large fenêtre de ma chambre que j’ouvris sur une nuit profonde et noire. La ville, sombre, sans lumière aucune comme chaque soir depuis que le gang des ‘Bwognes’ avait pris le pouvoir sur le territoire et y avait décrété le black-out dès la tombée de la nuit, n’exhalait que senteurs de suifs, d’alcools frelatés, de relents putrides de poubelles, de chairs faisandées et de stupre.

 

Notre monde se délitait… Pourrissait…

Et nous, nous tentions de le sauver… 

MandraGaure